mardi 19 juin 2018

Lecteurs de sensibilité

Restons dans la veine du billet précédent. Saviez-vous qu'il existe des "lecteurs de sensibilité" ? Non pas des sensibilités de lecteur, ça c'est aussi vieux que l'écrit, mais bien des lecteurs de sensibilité. S'agit-il de lecteurs dotés d'une sensibilité spécifique, s'interroge l'incrédule, ou des gens sensés "lire" cette sensibilité ? Toujours est-il qu'il existe des groupes, soi-disant représentatifs d'une "sensibilité" -entendez une communauté- qui lisent un livre en projet, et qui selon qu'ils agréent, ou non, ce projet décident de la parution ou du pilonnage de l'ouvrage. C'est aussi simple que cela.
Pas besoin d'être un gourou du marketing pour comprendre la motivation de l'éditeur qui soumet son projet ; ou même pour l'auteur dudit projet, qui entend puiser parmi ces avis de quoi "parfaire" son oeuvre... Pas besoin non plus d'être anthropologue pour comprendre l'instrumentalisation communautariste qui va censurer (si vous disposez d'un autre mot, je suis preneur...) la production littéraire. De tout temps celle-ci n'a existé, lorsqu'elle était de qualité bien sûr, qu'en privilégiant la création et le courage, voire la transgression, au détriment du marketing consensuel et vendeur. Imagine-t-on H. Beecher-Stowe interroger les esclavagistes avant d'écrire La Case de l'Oncle Tom ? Steinbeck demander leur avis aux propriétaires terriens avant Les raisins de la colère ? Mauriac tâter les avis de la bourgeoisie bordelaise ?
Au delà de cette dimension politique, il y a peut-être plus grave encore, c'est la dictature émotionnelle et parfaitement immature qui prévaut désormais : la où l'adulte réfléchit, globalise, relativise, contextualise (en un mot discrimine, pouvait-on dire il n'y a pas si longtemps) l'enfant réagit avec ses tripes du moment, et rarement en connaissance de cause. J'évoquais ici même il y a peu ce livre des éditions Milan, On a chopé la puberté, livre qui fût pilonné à la demande de 148 000 féministes pétitionnaires, alors que l'ouvrage culminait à 4 000 ventes...
Pour l'heure, la pratique est nord-américaine, mais on sait qu'il faut de moins en moins de temps à la vieille Europe pour bénéficier des avancées étatsuniennes. Vieille Europe qui a elle-même ses usages, plus ou moins larvés, qui aboutissent au même résultat. L'insipide gagne du terrain, et avec lui le littérairement correct.

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