vendredi 26 juin 2020

C'était Joan-Pau Verdier

La camarde occitanophobe est particulièrement déconfinée. Quelques jours après Michel Roquebert, elle enlève Joan-Pau Verdier du monde de la musique, occitane et universelle.
Le troubadour périgourdin fût dès le début des années 70 l'un des grands noms de le nouvelle chanson occitane, avec Marti, Patric, Rosina de Peire, Marie Rouanet et quelques autres ; on peut même dire qu'il fût avec Marti l'avant-garde de cette épopée, qu'il a bien contribué à désenclaver. Il s'intéressera par la suite à toutes les musiques, sans s'écarter de ses convictions et en honorant jusqu'à ces dernières semaines une chronique en langue d'oc sur France-Bleu Périgord.
Il a toujours occupé une place à part dans cet univers occitan ; il fût aussi le premier à évoluer du folk vers le rock ; d'autre part il chantait en dialecte périgourdin, quand les autres s'exprimaient en languedocien ou provençal. Il avait beaucoup adapté Ferré, dont il était devenu l'ami (ainsi que de Cabrel), puis plus tard Brassens. On se souvient qu'il avait composé la bande originale d'Histoire d'Adrien, premier film en occitan et Caméra d'or à Cannes en 1980. A la fois fidèle à ses idées libertaires et accueillant au monde, son éclectisme démontra si besoin était qu'on peut être attaché à son identité et ouvert à la culture des autres. 
Sa singularité lui valût bien à ses débuts quelques ostracismes de militants étroits, d'autant qu'il fût également le premier à signer avec une major (Philips). Le temps lui a fait justice de ces griefs puérils.
Il n'avait que 73 ans, et il manquera.

mardi 23 juin 2020

De l'inculture et de l'actualité

On sait que notre époque moderne offre depuis longtemps une fâcheuse tendance à faire du passé table rase. Cela permet de maintenir le citoyen-consommateur dans la dictature de l'instant et dans la docilité, au cas où l'envie lui prendrait de resituer cet instant dans une perspective plus "historique", ce qui pourrait bien le désaliéner quelque peu. Mais voilà qu'arrive ces temps-ci un péril encore plus pervers : le passé accepté et... photoshopé à des fins opportunes. A grand renfort d'inculture, ce qui permet de dire généralement n'importe quoi et de promouvoir, en l'espèce, un "décolonialisme" un peu débile.
On avait pu observer, au temps des Gilets jaunes, comment l'incurie culturelle et historique avait empêché le mouvement de structurer son essence pour devenir un  interlocuteur adulte. La méconnaissance de l'Histoire, notamment politique, l'ignorance des idées, des pensées et des concepts qui accompagnent depuis toujours la marche du monde ou du pays pour y faire sens, l'absence des référents structurants, tout cela avait fait avorté ce mouvement populaire. Le dessinateur Xavier Gorce avait bien résumé la chose dans un dessin humoristique où des Gilets jaunes s'exclamaient "Nous exigeons !... et n'essayez pas de nous piéger en nous demandant quoi !"
L'inculture chez les décolonialistes est encore plus flagrante. On se souvient de l'attaque, au nom du fameux délit de blackface, contre les Suppliantes d'Eschyle, pièce des plus universalistes qui soient. Aujourd'hui dans un collimateur bien encombré le "Swing low, sweet chariot" des supporters de l'équipe d'Angleterre de rugby, chant issu de l'esclavage qu'on pourrait tout aussi bien considérer comme un hommage. L'Histoire est source d'ambivalence, tout comme l'action politique ou économique...La quasi-totalité des gens ayant détenu des responsabilités peuvent mériter des louanges ou des critiques, selon l'époque ou la lecture de celle-ci. Personnellement je ne suis pas un fan de Jules Ferry, pour de multiples raisons, mais je ne verrai pas son déboulonnement comme un bon signe... La République elle-même n'est pas vierge de tout reproche. Mais c'est tout cela qui fait aujourd'hui le socle de notre "vivre ensemble" si encensé.
Je ne nie pas la légitimité du ressentiment chez l'ancien colonisé. Encore faudrait-il savoir quel est le sens de ce que l'on entend dénoncer, et surtout le sens de son action au regard du temps long. Et manifestement la plupart de ces (jeunes) militants préfèrent les slogans au travail d'analyse.
Je ne suis pas non plus dupe de la mauvaise foi, de l'opportunisme carriériste et de l'instrumentalisation qui pilotent largement ces manifestations. Et j'ai toujours combattu toutes les formes de colonisation, y compris à l'intérieur de l'hexagone : c'est pour cela que je déplore que nos décolonialistes du XXIème siècle n'aient comme ressort que la méconnaissance, l'arbitraire, la violence et la perversité qui furent de tout temps les armes des colons. 
Car il ne suffit pas d'avoir capté quelques éructations sur les campus américains pour revendiquer une réflexion qui serait adaptée à notre vieille métropole. Ce risque de pauvre terrorisme intellectuel n'est en général que ce qui reste quand on est ignorant de sa propre culture et de son Histoire;

mercredi 17 juin 2020

C'était Michel Roquebert

On avait fini par le croire immortel, tellement il s'était institué comme l'incarnation de l'Histoire du catharisme et de ses conséquences. De 1970 à 1998, son "Epopée cathare" avait ressuscité en 3000 pages le roman de l'Occitanie médiévale ; son travail d'historien, ses travaux de recherches archéologiques, sa rigueur minutieuse avaient produit une oeuvre de référence, unanimement reconnue et saluée. Balayant "le grand manteau de balivernes" déversé sur Montségur par des fureurs (führer ?) mystiques, prudent face à quelques emballements militants, il avait construit une oeuvre remarquable d'érudition et d'intégrité qui fait autorité.
De ses études sur les châteaux cathares, il avait élargi ses recherches au catharisme, et de là à l'Histoire de l'Occitanie, autour d'une période dont les conséquences préfigurent largement la France d'aujourd'hui : c'est de ce travail (et de celui de son mentor René Nelli) que découle pour une bonne part la prise de conscience d'une identité occitane, même si celle-ci ne se réduit évidemment pas au catharisme. Beaucoup d'historiens étrangers découvrirent ainsi l'Occitanie, et s'intéressèrent à leurs propres hérétiques... L'influence de Roquebert est au moins européenne.
Nous nous étions rencontrés le temps d'une campagne électorale aux Elections européenne de 1984, où nos noms figuraient sur la même liste. Je connaissais évidemment son oeuvre : l'homme que je découvris alors m'impressionna tout autant, par sa prestance et l'acuité de son œil d'aigle...
Il n'aura pas vu le classement de ses "Citadelles du vertige" au patrimoine mondial de l'Unesco, candidature qu'il avait initié voilà quelques années et qui est toujours en cours. Mais ce qu'il a fait en tant qu'auteur et transmetteur pour ce "patrimoine", mondialement reconnu ou pas, le consacre définitivement comme un pan de notre civilisation occitane.

vendredi 12 juin 2020

D'Agatha Christie à Bugs Bunny

L'activisme pré-pubère est, on le sait, un des signes de la modernité agissante. A notre époque, on le sait aussi, le mot est pire que la chose, et il est plus simple de dénoncer que de chercher à comprendre. L'émotion ordonne et la vertu commande.
Ne serait-ce que dans le domaine littéraire ou "culturel", on avait déjà débaptisé "Les dix petits nègres" d'Agatha Christie, au motif que le mot nègre est devenu blessant : il faut ne pas avoir lu le livre pour trouver ce titre incorrect ou insultant, mais bon... A présent, c'est "Autant en emporte le vent" qui est dans le collimateur vertueux, et une plate-forme de streaming vient de retirer le film de son offre : dépeindre la vieille Amérique sudiste d'avant la guerre de Sécession, avec ses familles et sa culture de l'époque, équivaudrait à faire la promotion de l'esclavage...
Enfin, et c'est en soi un véritable gag, dans les dessins animés les partenaires de Bugs Bunny n'auront plus d'armes à feu : on verra donc Elmer le chasseur courir après le lapin...  armé d'une faux ! Les armes tranchantes, certaines communautés vous le diront, sont plus politiquement correctes que les armes à feu, comme ce vieux tromblon enfumé d'Elmer. On se demande si le ridicule ne serait pas plus meurtrier. Il est des hommes d'affaires qui visiblement ne croient guère à l'intelligence de leurs clients ; peut-être n'ont-ils pas tort, mais...
On peut toujours comprendre les motivations, bonnes ou mauvaises, de tout cela. Il n'empêche que ces pratiques rappellent furieusement la propagande stalinienne. Et à vouloir corriger le passé, on ouvre la voie aux révisionnistes de demain. Que le temps puisse faire évoluer le regard sur une oeuvre, rien de nouveau à cela. Mais de quel droit réécrit-on l'oeuvre d'un créateur au nom de la morale et du bien, concepts les plus arbitraires qui soient ?
Il est vrai que quand la vertu commande la mauvaise foi peut rapporter gros.