lundi 26 octobre 2015

Outrance, médiocrité et retour du refoulé

L'affaiblissement des convictions et l'uniformisation des idées rendraient-elles les relations humaines plus complexes ? La violence naitrait-elle de la ressemblance ? C'est ce que semble conclure Jean-Claude Guillebaud dans un récent billet de TéléObs, se référent aux travaux du sociologue allemand Simmel. Ledit billet portait sur le décalage grandissant en politique entre excès verbal et vacuité du débat.
Le langage, me semble-t-il, apparait en effet souvent excessif par rapport aux enjeux du débat ou à son contenu ; les prises de bec polémiques entre politiques ou, le plus souvent, intellectuels médiatiques (ou médiatiques faisant office d'intellectuels) sont souvent inversement proportionnelles au fond débattu, comme pour en masquer la médiocrité ou comme relevant d'inimitiés intimes...
Alors, est-ce que la violence verbale est démesurée, ou est-ce le contenu qui fait défaut ? Les années 30 ont montré ce que pouvait être la violence verbale, temps béni pour les polémistes de tout bord. Noms d'oiseaux ou de cochon, apostrophes fleuries et attaques ad hominem émaillaient articles et éditoriaux. Il est vrai que c'était l'époque où même l'extrême droite s'abritait derrière un journal quotidien d'intellectuels (Maurras, Daudet, Bainville...), ce qui semble peu plausible aujourd'hui... Bref, invectives et débat allaient de pair et à une certaine altitude.
Mais qu'en est-il de nos jours, où la loi menace tout propos trop explicite ? où la mondialisation réduit la marge de manœuvre française à peau de chagrin ? où le retour du réel et de l'économique inflige la loi de l'arithmétique ? où les media sont avant tout des prescripteurs de consommation ? Les discussions s'engluent, chaque débatteur n'étant plus qu'un acteur au cœur d'une pièce de théâtre (pardon, d'une émission) pour y tenir un rôle/discours nécessaire à la promotion de cette émission. Les grands partis de gouvernement sont contraints aux mêmes analyses, les petits partis à l'abri des responsabilités préfèrent des slogans auxquels il n'est pas sûr qu'eux-mêmes croient. Alors on se traite de réacs, de crétins, de... pour faire le buzz et occuper le terrain. Et pendant ce temps-là, faute de vrai confrontation, la société gronde.
Est-ce un hasard si c'est en Scandinavie, terre traditionnelle de modération et de consensus, que les faits divers barbares (Breivik hier, attaques d'école plus récemment) viennent secouer ces sociétés supposés paisibles ? Passages à l'acte de fascistes tarés, ou retour du refoulé chez le groupe social ? Réflexion créative et ce qu'on nomme politiquement correct vont rarement ensemble.
Quoi qu'il en soit, craignons davantage la vacuité du débat que l'outrance de la parole...

lundi 19 octobre 2015

Aragon, le masque sous les masques...


La semaine dernière, les hasards de la zapette m'ont amené tout droit à regarder sur la chaine Toute l'Histoire un biopic consacré à Louis Aragon, merveilleux sujet s'il en est. A l'issue des deux volets du documentaire, c'est un sentiment mitigé qu'il me reste.
Le document est à l'image de son sujet : passionnant mais difficile à saisir. Il est intéressant et instructif, mais lisse, pour ne dire lissé à la manière des communicants communistes de la grande époque. A la décharge des auteurs, il faut reconnaitre qu'Aragon accumule au fil de sa vie des personnages de roman ou de Comedia dell' Arte, comme on voudra, qui le rendent difficile à appréhender. Mais, en suivant  la chronologie, plusieurs éléments auraient mérité à mon sens une approche plus critique, ou du moins plus fouillée.
Il y a d'abord l'entre-deux guerres, et le poète confronté à la grande Guerre, puis surréaliste et quelque peu gigolo. Arrivent là-dessus l'engagement communiste et la rencontre d'Elsa Triolet. On nous présente l'arrivée de celle-ci comme une rencontre classique, voire banale, comme il en existe tant. Sauf qu'on sait aujourd'hui que Elsa était plus ou moins missionnée par les soviétiques pour séduire le grand poète et arrimer fermement à la cause stalinienne cet artiste imprévisible. Certes leur vie commune ne se ramène pas seulement à cela, mais on peut difficilement faire l'impasse sur cette réalité…
Puis vint la deuxième guerre mondiale, et la résistance. Aragon et Triolet furent d'authentiques résistants, actifs et courageux. Il n'empêche que, hormis peut-être quelques poèmes soi-disant écrits antérieurement, l'engagement concret se fera à partir de 1942, c'est-à-dire après la rupture du pacte germano-soviétique. Ce en quoi les deux tourtereaux ne diffèrent pas de la quasi-totalité des camarades…
Ces faits de résistance, ajoutés au prestige du poète et au poids du PC à la Libération, en firent un des épurateurs en chef dans le monde des lettres, au sein du CNE. Les auteurs du documentaire et divers témoignages (d'anciens communistes pour la plupart) proclament qu'Aragon fut plutôt un modérateur ; peut-être épargna-t-il quelques vicissitudes à certains (Maurice Chevalier par exemple), mais le littérateur qui avant-guerre célébrait "les flots de sang purificateurs" de la Révolution russe, avant de faire feu sur les flics ou sur les ours savants de la social-démocratie, ce littérateur-là ne pouvait être un modérateur, et l'Histoire de l'époque le prouve.
Il y eut ensuite la carrière de l'apparatchik et de l'écrivain officiel, éternel fidèle de la cause soviétique alors qu'il ne pouvait pas ignorer la réalité du régime, qui n'afficha jamais le moindre esprit critique, quand son statut l'eut sans doute permis. Pourquoi ? se désolent ceux qui aiment Aragon… Peut-être parce que cette soumission n'était pas avare d'avantages matériels, sans doute parce qu'Elsa veillait au grain. Mais, cynisme ou couardise, Aragon signa pour rester un stalinien de première obédience.
Quant à l'Aragon veuf, à la fois orphelin d'Elsa et libéré de celle-ci, il fut emporté par son narcissisme, paradant en costume griffé au bras de jeunes hommes et acceptant, 40 ans après les émois partagés avec Drieu la Rochelle, ses inclinations homosexuelles. Encombrant mais fidèle au PC, un personnage de plus, quelque peu pathétique, s'ajoutait à la liste des autres.
Le documentaire évoquait Aragon et ses masques. Celui-ci ne fut pas que "le faux hétéro du KGB" stigmatisé par ses détracteurs, pas plus que le génial poète (je le préfère comme poète que comme romancier) que l'on sait. Il fut d'une grande complexité, sous ses masques divers ; il fut aussi à l'image de celui qu'il poursuivit avec férocité, Louis-Ferdinand Céline.
Alors nous continuerons à savourer l'oeuvre incomparable, et à nous tenir à l'écart de l'homme : génie littéraire et salaud authentique, c'est le privilège des grands.

vendredi 9 octobre 2015

Brassens, brave type...


Ce lundi 5 octobre dernier, France 3 (en prime time, bigre !) proposait un documentaire de D. Varrod et N. Maupied, pauvrement intitulé Brassens est en nous, dont le thème revendiqué était en gros "Brassens est en nous, Brassens et ses 60 millions de disques vendus, Brassens nous accompagne, etc"...
Si le document est excellent (à l'exception de quelques témoignages dont on peut se demander ce qu''ils faisaient là), le pitch me semble plus discutable. Ceux qui, dans les années 60,ne juraient que par lui n'ont pas oublié qu'en ce temps-là aimer Brassens était le lot de quelques inadaptés bizarres, intellos ou gauchistes -les deux allant alors souvent de pair- dont les goûts étaient incompréhensibles pour le consommateur moyen de l'époque : paroles complexes, rythme déroutant, toujours la même musique, etc... que n'avons-nous pas subi comme remarques stupides.
Certes à Paris il en allait sans doute autrement, mais Brassens, rare sur les radios, marginal à la télé (merci Chancel), grand pourfendeur des institutions, aussi peu sociable qu'il était grand en amitié, Brassens n'offrait rien qui puisse faire de lui un jour le tonton consensuel et phagocytable que ce documentaire s'acharne à démontrer.
Bien sûr, plus de 30 ans après sa mort, la nostalgie fait son effet, et le constat de l'évolution culturelle est sans appel. Même si ses succès les plus populaires ne sont évidemment pas ses meilleures oeuvres, chaque audition nouvelle de ses textes -et sans doute de ses musiques, pour ceux qui s'y connaissent un peu- si classiques dans leur facture et si populaires dans leur offre- est un perpétuel éblouissement. Quant aux engagements que certains lui ont reproché de ne pas avoir eu, force est de lui reconnaitre une certaine pré-science...
Alors, même si Brassens a toutes les vocations sauf celle d'être consensuel - il est de la mauvaise herbe, braves gens- surtout aujourd'hui dans ce qu'est devenue notre société, goûtons pleinement, de préférence en égoïstes, ses ouvrages. 
Et puis, c'est bien connu, les morts sont tous de braves types-y-pes...

vendredi 2 octobre 2015

Guy Béart, bibelot sur l'étagère

Ainsi, tel l'eau vive, Guy Béart s'en est allé... Cette nouvelle attristera beaucoup de monde, et pourtant je ne suis pas sûr qu'elle marquera vraiment l'actualité.
Guy Béart fut un gentil poète, sympathique et auteur de jolis textes. Cela suffit à en faire un chanteur respectable, face à l'adversité que connurent les auteurs de l'époque quand survint la marée des yé-yé et des marchands de savonnette... Il découvrit d'autres textes remarquables (Bal chez Temporel, par exemple).
Une fois reconnu, Béart demeura un interprète lisse, poète des familles et de la France pompidolienne. Son œuvre est inégale. En ces temps où la chanson engagée faisait rage, il s'essaya à quelques textes plus denses, mais ses engagements ne pouvaient être autre chose que consensuels, et finalement assez creux. Il eut toutefois le courage de créer sa maison de production, avec une réussite irrégulière.
Il perdura grâce à quelques mondanités télévisuelles, affronta la maladie, connut encore quelques convulsions et se retrouva, parfait bibelot, rangé sur les étagères de la chanson française. 
Guy Béart aurait-il pu accéder à un autre statut ? D'une part, il méritait sans doute mieux que ce que le grand public a compris de lui. D'autre part, son époque fut celle des grandes "concurrences", entre mièvreries commerciales, éruption des yé-yé et l'ombre des grands (Brel, Brassens, Ferré) : il occupa son créneau, en bon artisan, et s'en tint là. On ne peut lui nier une certaine exigence, mais à se vouloir "populaire" il se dilua quelque peu.
Vouloir en faire un des trois B, à l'instar de Brel et Brassens, me parait hors de propos : ses textes n'offraient pas la facture de ceux de Brassens, et ses tripes n'étaient pas celles de Brel. Mais bien de ses chansons, y compris parmi les moins connues, attestent d'un talent suscitant... la sympathie. On n'en sort pas.
Alors, il n'en reste pas moins que celui qui s'en va était peut-être le dernier nom d'une certaine chanson française à texte, et on est triste...