mercredi 23 novembre 2022

Déni et lecture, commerce et culture

Jeanne Seignol est youtubeuse, c'est vous dire si elle est moderne. A en croire le site Actualitté, elle anime une chaine Youtube consacrée aux livres et à la lecture. Fort bien. Désireuse de faire parler d'elle (c'est en général le but de cette activité) elle s'attaque à un supposé lieu commun (réactionnaire selon Actualitté) qui consisterait à dire que les jeunes ne lisent plus, et consacre à cela un documentaire de 35 mn. Aussi s'attend-on à ce qu'elle ne manque pas d'arguments.

Première salve : une étude du Centre national du Livre/Ipsos conclue que 93% des 7-25 ans lisent, et même que parmi eux 82% y prennent du plaisir ; au passage, on déduira que 9% aiment se faire du mal, mais bon... Et surtout, deuxième salve, cette étude bat en brèche celles du Ministère de la Culture, beaucoup moins enthousiastes. Mais notre youtubeuse a tout compris : c'est parce que le ministère ne prend pas en compte la lecture des BD et des mangas. Dans ce cas, évidemment...

J'avais relevé ici-même, en juin2021, que le Pass-culture macronien avait surtout profité aux mangas, qui représentaient 71% des achats. Mme Seignol a peut-être raison d'affirmer que les jeunes lisent plus qu'on ne croit, si sa propre analyse se veut être une étude marketing : oui, les jeunes, outre quelques livres, consomment des BD et des mangas. Seulement, a-t-on envie de lui expliquer, quand les "réactionnaires" disent que les jeunes ne lisent plus, leur idée de la lecture est quelque peu différente : pour eux, lire n'est pas acheter ou tenir entre les mains un objet de papier avec des pages numérotées et une couverture cartonnée, c'est accéder à un contenu qui éclaire le savoir, l'évasion, la culture, l'esprit critique, l'ouverture aux autres, la conscience de soi, et toute sorte de choses qui émancipent l'individu dans sa rencontre avec le monde. Je ne doute pas que certaines BD ou mangas soient de qualité, mais je ne pense pas que cette émancipation soit leur fonction première.

On ne sait trop s'il faut imputer cette tendance actuelle à esquiver le fond des problèmes (ou à faire semblant de ne pas comprendre, ou à repeindre le réel) à un déni systématique (surtout à gauche) ou à une simple stupidité. Mais le meilleur est pour la fin, constatant que la lecture de ces produits est le fait des jeunes de familles modestes : "Le fait que les pratiques des classes sociales les moins favorisées ne soient pas valorisées ne me semble pas anodin." Ben voyons.

samedi 19 novembre 2022

Debray, Nora, quand les dinosaures pensaient...

Ils ont pensé, écrit, débattu... et vécu : 90 ans pour Pierre Nora, 80 pour Régis Debray. Ils n'ont pas toujours été amis, loin s'en faut, mais ils ont fini par le devenir ; l'un, issu d'une famille de droite gaulliste, a entamé un parcours de révolutionnaire, avant de se ranger sous les ors du mitterrandisme et du sérail germanopratin. L'autre, issu d'un famille juive de gauche modérée, a fait oeuvre d'historien et d'éditeur dans le même sérail, n'a pas refusé les honneurs et a logiquement fini à l'Académie française. Longtemps opposés, ils se sont rapprochés voilà plus de trente ans : peut-être se sont-ils simplement rencontrés, autour d'une certaine idée de la culture et de la réflexion.

Réunis chez leur éditeur Gallimard pour le Figaro (du 14 novembre), les deux complices rompent encore quelques lances, avant de se souvenir des décennies flamboyantes, quand Paris où ils s'activaient était la capitale mondiale de la pensée. Et d'évoquer, entre autres figures, Duby, Furet, Ozouf, Foucault... Les intellectuels de l'époque étaient animés par une tradition humaniste et littéraire, par un rapport au civisme et au collectif (révolution ou sens de l'Etat) et par l'apport déterminant des sciences humaines (psychologie, histoire ou linguistique) à la science tout court. Quels qu'aient été ses résultats, la pensée fleurissait.

On attendait donc le grand soir, et ce fut Internet. Et avec lui l'individualisme, l'inculture et le cynisme. L'image a supplanté l'écrit, le tweet a valeur de conférence, l'émotion prime sur la raison et l'influenceur a remplacé le penseur. Le tout sur fond de matérialisme consumériste et d'ignorance.

Au delà des différences de vue qui perdurent entre Nora et Debray, ils font tous deux le même constat, celui d'un siècle révolu, pour ne pas parler de civilisation. Quand planaient les valeurs de l'imprimerie, la culture et l'éducation, quand la politique commandait encore à l'économie, quand la conscience de l'humain résistait à une rationalité de pacotille et de tiroir-caisse... Et oui, bien souvent, c'était mieux avant. Lisez l'article en question, vous comprendrez pourquoi.

mercredi 9 novembre 2022

Goncourt 2022 : marketing, affairisme et politique...

D'année en année, le Prix Goncourt se révèle être ce qu'il est : une (grosse) affaire, de moins en moins littéraire et de plus en plus financière, mondaine et foutraque. Le Prix 2022 a été attribué à Brigitte Giraud, au bout d'un psychodrame qui risque de laisser des stigmates : deux groupes irréductibles se sont affrontés pendant 14 tours de scrutin, jusqu'à ce que la voix du Président, comptant double, ne décide du bénéficiaire du jackpot. Et pourtant... le cafouillage demeurera complet.

Les tractations préliminaires avaient accouché d'une dernière liste de quatre auteurs : Guiliano da Empoli, Cloe Korman, Makenzie Orcel et Brigitte Giraud. Mais le livre de C. Korman, Presque soeurs, est tombé ces derniers jours dans la tourmente d'une polémique inconcevable pour un Prix. Exit Korman. L'écriture de Orcel est, de l'avis général, talentueuse mais trop ardue et trop absconse pour en faire un bon (c'est-à-dire grand public et rentable) Goncourt. Exit Orcel. Restent donc da Empoli et Giraud. Le Président Decoin a énoncé l'an passé un principe sien qui consiste à écarter du Prix un ouvrage déjà primé, afin que la distribution puisse valoriser deux livres au lieu d'un seul : or da Empoli a déjà obtenu le prix de l'Académie française. Certes, rétorquent les partisans de ce dernier, mais ce n'est pas contraire aux statuts, qui par contre réclament de récompenser une oeuvre d'imagination, et le livre de Giraud n'en est pas vraiment une. Balle au centre.

Et c'est ainsi que le vote bloqué à cinq voix contre cinq va durer jusqu'au quatorzième tour. Il se murmure que les deux clans irréconciliables se seraient récemment créés à propos d'une manifestation du jury Goncourt au Liban, sur fond d'antisémitisme d'un ministre libanais qui avait dissuadé du déplacement la moitié de ce jury. A ma droite, Ben Jelloun, Assouline, Rambaud... A ma gauche Decoin, Claudel, Schmitt... Quoi qu'il en soit, tous les arguments y passent : parité, diversité, etc... Et Brigitte Giraud dispose d'un argument massue : c'est une femme. Peu importe que l'écriture soit blanche, le style plat, la construction facile.

Moitié par élimination, moitié par argutie réglementaire (la voix qui compte double), c'est donc Brigitte Giraud qui sera le Prix Goncourt 2022 : de quoi relancer des ventes très modestes jusque là. Mais à moins que le jury ne se recentre enfin sur la qualité au lieu du politiquement correct, la bataille de 2022 risque de faire saigner encore longtemps.

dimanche 6 novembre 2022

Académie française : fauteuils en stock, petit prix

Clémenceau affirmait qu'il est ici bas deux choses parfaitement inutiles : la prostate et le Sénat. Il eut pu, sans férocité particulière, y rajouter l'Académie française. Aussi estimable et prestigieuse que soit cette institution, de décès en décès elle se retrouve aujourd'hui avec cinq fauteuils à (re)pourvoir, et cela n'est pas une sinécure.

Tenons-nous en au seul fauteuil numéro 19 (celui de Jean-Loup Dabadie), qui accueillit, parmi d'autres postérieurs, ceux de Boileau ou de Chateaubriand. On votait ces jours-ci pour désigner un heureux élu, sachant que la majorité absolue nécessaire à l'élection est de 13 voix. Et là, patatras ! le plus populaire des candidats a culminé, au quatrième tour, à 11 voix, contre 8 à son challenger, comme on ne dit pas à l'AF. Bref, les Immortels en place sont sévères vis-à-vis de ceux qui postulent.

Précisons à ce stade que les deux impétrants étaient Benoit Duteurtre et Frédéric Beigbeder. On peut comprendre les réserves des académiciens. Une première tentative vaine avait eu lieu en mai dernier, avec comme candidats Olivier Barrot et Frantz-Olivier Giesbert. Déjà on pouvait imaginer la perplexité des hommes en vert.

Peut-être notre Académie française devrait-elle s'interroger sur les vocations qu'elle suscite, et surtout sur celles qu'elle ne suscite pas de la part d'écrivains ou d'hommes de lettres reconnus. Les blessures narcissiques, dans une époque qui en compte tant, ne suffisent plus toujours à légitimer une candidature. Et encore moins à porter la langue française.