mardi 30 août 2022

Savonarole(s)

Il n'y a pas trois mois de cela, je vous entretenais de la propension actuelle à vouloir éclairer le monde, de gré ou de force. Aujourd'hui, c'est Pen America, vieille organisation littéraire américaine qui défend la liberté d'expression, qui nous informe que 137 projets de loi, visant dans les écoles à "protéger les élèves lors de discussions sur les identités raciales ou sexuelles" sont à l'étude, principalement dans les états du Sud, ce qui laisse à penser qu'ils viennent des extrémistes conservateurs. Sont par exemple bannies des écoles la Bible (!) ou la BD sur Anne Franck. Mais en face on n'est pas en reste, en invoquants les mêmes raisons identitaires, sauf que là on se réfère à la culture woke, la cancel culture ou l'intersectionnalité ; et en Allemagne, par exemple, c'est Winnetou le petit Apache qui est dans le collimateur, sur fond de redface et de "préjugés coloniaux"...

Evidemment, dans chaque camp, on entend combattre la "bien-pensance" imputée à ceux d'en face, et on s'estime légitime à museler l'Autre, avec une similitude chaque jour un peu plus sinistre si on connait un peu l'Histoire. Tout au plus peut-on distinguer une censure d'extrême-droite qui vise le fond et qui interdit, face à une censure d'extrême-gauche qui vise la forme et qui empêche de parler autrement qu'elle, et entend réécrire cette Histoire. Maigres différences, donc...

Il n'y a pas si longtemps on aurait pu simplement en appeler aux Lumières, pour affronter ces tendances qu'il faut bien appeler fascisantes, quelle que soit leur origine. Mais ces Lumières, bien instrumentalisées, sont-elles encore une référence efficace ? Peut-être, espérons le, mais...

mercredi 17 août 2022

Lectures : Sandor Marai, l'étranger d'alors...

1926, un jeune docteur en philosophie hongrois débarque à Paris. Etranger, il évolue avec d'autres étrangers, dans un monde dont Montparnasse est l'épicentre : il y a là d'authentiques génies, artistes promis à une célébrité à venir, et de vrais escrocs qui exploitent le dernier arrivé. Notre héros survit tant bien que mal, avant de découvrir la culture d'une France plus profonde (la Bretagne).

Telle est la trame du livre de Sandor Marai, Les étrangers, paru en 1931. Ce récit initiatique est, derrière le propos romanesque et la peinture du Paris des années 20, une réflexion sur l'exil, qui marquera toute la vie et l'oeuvre de Marai. L'intérêt du livre est d'être largement autobiographique et rédigé presque à chaud ; il est sincère et à l'abri du pathos des auteurs contemporains, qui permet à la fois d'apparaitre généreux et de bien vendre. Il raconte une autre époque, d'avant la société de consommation, la règlementation du travail et la multiplication des travailleurs sociaux. On y vit pauvre et on y trouve le petit boulot (on ne disait pas alors petit) qui empêche de mourir de faim : ce n'est certes pas la panacée, mais c'est devenu presque impossible depuis.

Certes, en ce temps là comme aujourd'hui, l'autochtone est méfiant, parfois hostile. Mais la société fonctionne, de façon souterraine souvent, et elle "accueille" mieux qu'aujourd'hui, avec une résilience qui fait des miracles quotidiens. On ne l'idéalisera pas comme modèle, mais elle peut nous faire réfléchir sur les modes d'accueil actuels en redessinant l'exil dans toute sa complexité, celle qui a marqué Marai.

Avant-guerre, cet exil portait en lui les barbaries du XXème siècle, malgré la vitalité de cette société qui sortait de la grande boucherie. Mais notre société d'aujourd'hui, sclérosée et arc-boutée sur la culpabilité par défaut, augure-t-elle de mieux ?

mardi 2 août 2022

Debray, prémonitions et imbéciles...

J'ai souvent eu l'occasion, sur ce blog d'évoquer Régis Debray et ses analyses. Qu'il s'agisse de révolution, de frontières, de laïcité, de médiologie ou de la marche du monde, sa pensée a su avec constance remettre l'église au centre du village, selon l'expression consacrée. Et s'il n'échappe pas toujours à ce narcissisme qui fait les intellectuels contemporains, il a pensé le dernier demi-siècle avec hauteur et perspicacité, quand tant d'autres pataugent dans une vacuité que les écrans ne parviennent plus à masquer. Et, juste pour le plaisir, je rappellerai ce qu'il écrit de l'engagement : "L'intellectuel engagé, un oxymore qui cache au pire un imposteur, au mieux un comédien."

La preuve de sa prééminence : c'est dans une série consacrée par le Figaro aux intellectuels dans la guerre, et relatant parmi d'autres la vie de R. Debray, que j'ai découvert ce qu'il écrivait dans une correspondance : "Quiconque ne comprend pas que l'unification économique et technique de la planète Terre ira de pair avec l'accentuation de ses particularités nationales, quiconque ne saisit pas cette étonnante dialectique, qui est le tissu de notre présent, il est grand temps qu'il passe une fois pour toutes pour un imbécile."

Etait-ce le résultat de sa réflexion ? Celui d'une prémonition intuitive ? Toujours est-il qu'il écrivait cela... en 1969 ! Et on n'aura donc pas la cruauté de compter le nombre d'imbéciles, passés, présents ou à venir, que sa plume talentueuse révèle...

Et, de plus, il avouait à l'époque préférer Brel et Brassens aux Beatles.