mardi 29 mars 2022

Soljenitsyne réveille-toi, ils sont devenus fous..

L'habitude est désormais bien acquise, chez une certaine jeunesse d'extrême-gauche : il n'est désormais question que de déboulonner les noms en place, au nom de prétextes fallacieux et simplistes. Ainsi le collège d'Aizenay, en Vendée, se voit-il ciblé par une pétition pilotée par Sud-Education 85, afin de changer son nom : il porte le nom d'Alexandre-Soljenitsyne (1908-2008), qui comme nul ne l'gnore est russe, ce qui est très mal vu ces temps-ci. Afin de le renommer du nom d'un poète ukrainien, moins connu mais "militant anarchiste antifasciste et antimilitariste".

Laissons de côté les qualités dudit poète ; et ne nous attardons pas sur le contexte politique propre à la Vendée. Mais il y a quelques vérités dont on ne peut faire litière de façon aussi grotesque. D'abord, Soljenitsyne mérite un respect à part, un peu comme Nelson Mandela par exemple : dix ans de goulag, vingt ans de persécution par le régime communniste avant d'être expulsé. Le Prix Nobel de littérature 1970 incarne bien plus que sa propre personne. Envisagerait-on de déboulonner Mandela si l'Afrique du Sud ne se montrait pas exemplaire ? ou au nom des exactions de Noirs contre les Zoulous, par exemple ?

L'écrivain russe est attaqué par nos vendéens comme "pro Poutine" et donc bourreau de l'Ukraine. On peut ne pas être d'accord avec les idées de Soljenitsyne, et on peut regretter l'instrumentalisation de celui-ci dans ses vieux jours par Poutine. Cela dit, nos Torquemada du bocage auraient été bien inspirés de lire  ce qu'il écrivait sur les rapports entre la Russie et l'Ukraine : certes il regrettait la partition, considérant que de par l'Histoire ces deux nations étaient soeurs, mais il laissait aux ukrainiens tous les droits à l'indépendance ; il en reconnaissait la pertinence et la légitimité. Et il condamnait fermement la répression tsariste et les atteintes à la culture et à la langue ukrainienne : on aimerait que nos laïcards de Vendée portent le même jugement sur l'Etat fançais (ou la République française) vis-à-vis de nos cultures régionales.

Peut-être tout cela ne serait-il pas si grave, s'il ne venait ajouter une tartufferie de plus à l'instrumentalisation des malheurs du peuple ukrainien. Et si l'inculture et la méconnaissance qui prévalent souvent à la "cancel culture" n'émanaient ici de syndicats enseignants...

jeudi 17 mars 2022

Lecture : Mohican, d'Eric Fottorino

Quelque part dans le Jura. Un père, un fils ; deux paysans, et trois générations en se rappelant du grand-père. Une histoire d'amour poignante, aussi solide que compliquée entre les deux premiers, et identique de ces deux envers la terre qui abrite la famille depuis la nuit des temps.

Le père a été un agri-entrepreneur du XXème siècle, qui croyait que le Progrès ferait le bonheur des paysans et de l'humanité affamée : il est en train d'en mourir, littéralement empoisonné. Le fils est critique, et entretient avec la terre et la nature un rapport plus fusionnel et respectueux, plus écolo pourrait-on dire. Rapport compliqué entre les deux, donc, mais à la fin c'est la modernité qui décide : face à l'endettement, le père malade succombe aux sirènes d'un promoteur d'éoliennes. Il en résultera une double mort, celle du père et celle de la ferme.

Le livre a connu de bonnes critiques à sa sortie. Je craignais d'y retrouver un peu trop de manichéisme citadin et d'idées à la mode : force est de reconnaitre que Fottorino sait de quoi il parle. L'ancien journaliste chargé en son temps de la rubrique "Agriculture" du Monde (dont il deviendra directeur) connait les paysans, la planète agricole, les marchés et l'histoire de l'agriculture contemporaine. Il sait aussi bien décrire un vêlage ou le montage d'une éolienne que la vie quotidienne dans une ferme. Il sait les ambivalences des projets et des politiques menées, hier productivistes et aujourd'hui ripolinisées de vert. Quiconque aura connu de près cette période et cet univers -et c'est mon cas- conviendra que l'auteur a une vision juste, lucide et honnête. 

L'écriture est belle, l'hsitoire est puissante ; il n'y a pas que des bons sentiments, d'où sans doute une bonne littérature. Peut-être, vers la fin du livre, le plaisir de la poésie et le souci d'une happy-end n'évitent pas toujours une forme de naïveté : la mélancolie était plus parlante. Mais l'essentiel tient dans ce vieux monde paysan qui ne veut pas mourir ; le père s'y voulait moderne, le fils entend y retrouver la fidélité aux vieux morts. Pour le premier, le Progrés s'avançait paré de généreux oripeaux promettant de nourrir toute la planète ; pour le second, il s'approche habillé des meilleures intentions, celles de stopper la malbouffe et de sauver ladite planète.

Par le passé, les bonnes intentions ont bien souvent pavé l'enfer. Qu'en sera-t-il demain ?

samedi 12 mars 2022

Ukraine, intellos engagés : du ridicule en temps de guerre...

C'est Régis Debray qui le dit : " L'intellectuel engagé, un oxymore qui cache au pire un imposteur, au mieux un comédien." 
Retour vingt ans ou trente ans en arrière, en 1990 ou 2003 : face à "la 4ème armée du monde", concept bidonné par les américains, l'occident tout entier pilonne Saddam Hussein. Une guerre qui mobilise une bonne partie de la planète, ce qui n'était plus arrivé depuis un bail. La guerre sera gagnée, la paix sera perdue et on en paiera encore longtemps les conséquences. Mais là n'est pas mon propos : ces antécédents nous ont montré alors la quasi-totalité de nos intellectuels en train de rivaliser de zèle dans le va-t-en-guerre des plateaux télé, arguant du vieux principe civis pacem para bellum...
Aujourd'hui, la situation ukrainienne nous offre un bon remake : d'un côté les bons, de l'autre les méchants. Outre que cette vision simpliste fait bon compte d'une certaine complexité, l'Histoire bégaie. Ce qui n'empêche pas nos têtes pensantes en chemise blanche de rappliquer : volontiers autoproclamés héritiers d'une tradition internationaliste et pacifique, ils redoublent d'appels au combat contre Poutine ; ils applaudissent à l'interdiction de Russia Today, ce qu'en d'autres temps ils eussent nommé censure ; ils célèbrent le sens de la nation des ukrainiens, concept qu'ils honnissent chez nous... La liste est longue. Comme chantait Brassens à propos de ses collègues qui claironnaient contre Franco bien à l'abri des Pyrénées :
S'engager par le mot,
Par le biais du micro,
Ca se fait sur une jambe,
Et ça n'engage à rien,
Et peut rapporter gros.
Quelle connerie la guerre, et quelles conneries ne fait-elle pas dire. On appelle cela la propagande, et celle-ci est aussi bien répartie que la connerie, il suffit de voir comment est traité tout ce qui est russe. Laissons de côté les menaces contre les restaurants russes, et comprenons les rétorsions vis-à-vis des représentants officiels de la Russie, comme les équipes sportives nationales par exemple. Mais est-il bien sérieux de s'en prendre aux personnes russses, sous prétexte qu'elles sont russes ? ou à la culture russe, sous prétexte que...? On déprogramme le Bolchoï à Londres, on boycotte Dostoïevski à Milan. Plus près de nous à Toulouse, on demande à Tugan Sokiev, emblématique directeur de l'Orchestre du Capitole, et qui est aussi directeur du Bolchoï, de condamner l'agression russe ou de démissionner. Il est fréquent que les politiques demandent aux autres de faire preuve de courage pour se dédouaner eux-mêmes, mais demander à un russe qui travaille aussi en Russie et dont la famille y vit, de condamner Poutine est une triste pitrerie. Résultat des courses : Sokiev a, avec un certain panache, démissionné simultanément du Bochoï et du Capitole, préférant la musique et la fidélité à ses musiciens plutôt que de choisir des petits intérêts de circonstance, et renvoyant le monde à ce qu'il est. C'est pourtant  ces acteurs culturels russes qui ont un pied dans leur pays et un autre en occident qui pourront aider à reconstruire la paix.
Alors, comme toujours en temps de crise, il reste l'intelligence et le coeur. L'intelligence pour comprendre et dépasser la complexité géopolitique du conflit, même si on sait qui est l'agresseur et qui est l'agressé. Et le coeur pour soutenir le peuple ukrainien, qui lui reçoit les bombes sur la figure. Et de la part de nos intellos engagés sur les plateaux télé, on attendra juste un peu de pudeur.

vendredi 4 mars 2022

Pour Andreï Kourkov, et au-delà...

C'était le 4 août 2020, sur ce blog. Je consacrais un billet à Andréï Kourkov, l'auteur ukrainien. Et depuis le temps a passé, et nous en sommes là où vous savez, du côté de Kiev...

L'oeuvre de Kourkov se déroule dans l'Ukraine post-soviétique des années 90. Avec beaucoup d'humour, de dérision et de tendresse, elle nous montre un univers peuplé de personnages foutraques, cruels et attendrissants à la fois. C'est un monde de mafias, de misère, d'alcool, parfois aux frontières du surréalisme dans des vapeurs de rêves slaves.

Alors trente ans après l'indépendance, dont Kourkov a toujours été un partisan, et même si les choses ont évolué favorablement, il reste dans ce pays des oligarques et des corrompus et les élites ne sont pas toutes des parangons de vertu. Mais il y a aussi -et c'est ce sur quoi se pétrit l'oeuvre de Kourkov- un peuple, une nation ancrés dans leur Histoire et leur culture. Une identité à la fois ancienne et occidentalisée, porteuse d'échange, de débat, de liberté : bref d'intelligence et de résistance.

C'est elle qui est aujourd'hui bombardée. Au-delà du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est bien elle qui est aussi piétinée par Poutine, et qu'il convient de défendre avec le peuple ukrainien.