lundi 19 octobre 2015

Aragon, le masque sous les masques...


La semaine dernière, les hasards de la zapette m'ont amené tout droit à regarder sur la chaine Toute l'Histoire un biopic consacré à Louis Aragon, merveilleux sujet s'il en est. A l'issue des deux volets du documentaire, c'est un sentiment mitigé qu'il me reste.
Le document est à l'image de son sujet : passionnant mais difficile à saisir. Il est intéressant et instructif, mais lisse, pour ne dire lissé à la manière des communicants communistes de la grande époque. A la décharge des auteurs, il faut reconnaitre qu'Aragon accumule au fil de sa vie des personnages de roman ou de Comedia dell' Arte, comme on voudra, qui le rendent difficile à appréhender. Mais, en suivant  la chronologie, plusieurs éléments auraient mérité à mon sens une approche plus critique, ou du moins plus fouillée.
Il y a d'abord l'entre-deux guerres, et le poète confronté à la grande Guerre, puis surréaliste et quelque peu gigolo. Arrivent là-dessus l'engagement communiste et la rencontre d'Elsa Triolet. On nous présente l'arrivée de celle-ci comme une rencontre classique, voire banale, comme il en existe tant. Sauf qu'on sait aujourd'hui que Elsa était plus ou moins missionnée par les soviétiques pour séduire le grand poète et arrimer fermement à la cause stalinienne cet artiste imprévisible. Certes leur vie commune ne se ramène pas seulement à cela, mais on peut difficilement faire l'impasse sur cette réalité…
Puis vint la deuxième guerre mondiale, et la résistance. Aragon et Triolet furent d'authentiques résistants, actifs et courageux. Il n'empêche que, hormis peut-être quelques poèmes soi-disant écrits antérieurement, l'engagement concret se fera à partir de 1942, c'est-à-dire après la rupture du pacte germano-soviétique. Ce en quoi les deux tourtereaux ne diffèrent pas de la quasi-totalité des camarades…
Ces faits de résistance, ajoutés au prestige du poète et au poids du PC à la Libération, en firent un des épurateurs en chef dans le monde des lettres, au sein du CNE. Les auteurs du documentaire et divers témoignages (d'anciens communistes pour la plupart) proclament qu'Aragon fut plutôt un modérateur ; peut-être épargna-t-il quelques vicissitudes à certains (Maurice Chevalier par exemple), mais le littérateur qui avant-guerre célébrait "les flots de sang purificateurs" de la Révolution russe, avant de faire feu sur les flics ou sur les ours savants de la social-démocratie, ce littérateur-là ne pouvait être un modérateur, et l'Histoire de l'époque le prouve.
Il y eut ensuite la carrière de l'apparatchik et de l'écrivain officiel, éternel fidèle de la cause soviétique alors qu'il ne pouvait pas ignorer la réalité du régime, qui n'afficha jamais le moindre esprit critique, quand son statut l'eut sans doute permis. Pourquoi ? se désolent ceux qui aiment Aragon… Peut-être parce que cette soumission n'était pas avare d'avantages matériels, sans doute parce qu'Elsa veillait au grain. Mais, cynisme ou couardise, Aragon signa pour rester un stalinien de première obédience.
Quant à l'Aragon veuf, à la fois orphelin d'Elsa et libéré de celle-ci, il fut emporté par son narcissisme, paradant en costume griffé au bras de jeunes hommes et acceptant, 40 ans après les émois partagés avec Drieu la Rochelle, ses inclinations homosexuelles. Encombrant mais fidèle au PC, un personnage de plus, quelque peu pathétique, s'ajoutait à la liste des autres.
Le documentaire évoquait Aragon et ses masques. Celui-ci ne fut pas que "le faux hétéro du KGB" stigmatisé par ses détracteurs, pas plus que le génial poète (je le préfère comme poète que comme romancier) que l'on sait. Il fut d'une grande complexité, sous ses masques divers ; il fut aussi à l'image de celui qu'il poursuivit avec férocité, Louis-Ferdinand Céline.
Alors nous continuerons à savourer l'oeuvre incomparable, et à nous tenir à l'écart de l'homme : génie littéraire et salaud authentique, c'est le privilège des grands.

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