Je n'avais jamais cru que Kamel Daoud puisse décrocher le Prix Goncourt : ni le livre (Houris, Gallimard) ni l'auteur ne me paraissaient assez consensuels pour cela, selon les normes morales et commerciales germanopratines. Mais je n'ai jamais été un bon pronostiqueur et, subtilité des négociations éditoriales ou évolution du paradigme moraliste, l'auteur franco-algérien a gagné le pompon. L'interdiction du livre en Algérie ou celle faite à la présence de Gallimard au salon du Livre d'Alger n'avaient pas freiné le succès, voire l'avaient promu.
Sauf que depuis lors une machine s'est mise en route. Rappelons que le thème du livre relate l'histoire d'une rescapée d'un massacre durant la guerre civile des années 90. Et voilà que Saâda Arbane, elle-même survivante d'un carnage à cette époque, se reconnait dans l'héroïne de Daoud. Comme elle a été la patiente de Mme Daoud, psychiatre de son état, elle en déduit que l'auteur a exploité son histoire et crie à la monstruosité. C'est faire peu de cas de l'intégrité professionnelle de Mme Daoud, et Gallimard rétorque que l'intrigue et les personnages sont fictionnels.
Je ne me prononcerai pas sur le fond. Je peux comprendre le cri de douleur de Mme Arbane, s'il est sincère et spontané. A l'inverse, l'imaginaire de l'auteur -et sa liberté- s'alimente d'une multitude de détails ouïs ici ou là, parfois inconsciemment, et malheureusement Saâda Arbane n'a pas été la seule victime de ces années noires.
Ce qui m'inquiète aujourd'hui tient dans la cristallisation du débat suscité. Bien sûr, un écrivain "franco-algérien" critique vis-à-vis du pouvoir d'Alger a les faveurs de certains milieux qui ont le vent en poupe, et le soutiennent sans d'ailleurs avoir lu le livre. Mais la mécanique qui s'est mise en branle en Algérie contre Daoud, à partir de la presse pro-gouvernementale, fait froid dans le dos. Il n'est pas chez nous un site littéraire, généralement plus confidentiels, où ne fleurissent sous des pseudos féminins et arabisants un flot d'attaques outrancières. On aurait pu trouver un intérêt et une nostalgie à renouer avec les grandes polémiques d'antan. Là, manifestement, on pense moins à la bataille d'Hernani qu'à Salman Rushdie.
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